De quoi nous parle l’indignation ? L’exemple des débats sur la torture durant la guerre d’Algérie L’indignation entre polémique et controverse

Intervenant : Catherine Brun

Université Sorbonne nouvelle, Maison de la Recherche, salle ATHENA
4 rue des Irlandais, 75005 Paris

Longtemps tenues à distance de certaines approches de l’argumentation centrées sur les conditions de validité formelle du raisonnement, et volontiers associées à la dimension manipulatrice de la rhétorique, les émotions suscitent désormais dans divers champs des sciences humaines et sociales un vif intérêt, à la mesure de la puissance herméneutique des interrogations renouvelées par un tel changement de perspective. L’argumentation, l’analyse du discours, la rhétorique, la sémiotique, font ainsi une place plus nette à l’expression et à la fonction des émotions dans le discours, qui renvoient non seulement à ce que l’Antiquité nommait pathos, mais aussi plus fondamentalement aux interactions complexes qui s’établissent entre pathos et ethos – cette dichotomie ayant, comme on sait, connu des remaniements sensibles au fil du temps. L’émotion est ainsi considérée non plus seulement comme une catégorie sociale ou psychologique mais comme une manifestation complexe des imaginaires socio-discursifs, l’intrication étroite des discours et des valeurs dans une communauté donnée. Son fonctionnement et sa mise en scène sont conditionnés par les normes et par les croyances propres à un cadre socio-discursif donné.
Nous nous proposons de scruter les modalités de mise en œuvre d’une émotion particulière, l’indignation, qui, bien que faisant l’objet d’un chapitre dans le livre II de la Rhétorique d’Aristote, n’a pas vraiment été étudiée pour elle-même dans les récents travaux de rhétorique et d’argumentation Depuis quelques années, elle intéresse les chercheurs de diverses disciplines et a fait l’ objet d’ ouvrages spécifiques d’ histoire et de philosophie (Mattei 2005, Ambroise-Rendu, Delporte 2008). Définie par J.- F. Mattei comme « sentiment » de l’inacceptation de la réalité qui fait violence à la dignité des êtres humains, elle suscite également l’intérêt des sociologues (Boltanski 1993) ; pour eux, elle peut devenir « une arme d’action ». De fait, elle peut être présentée comme étant à l’origine de la production de discours « engagés » : se pose alors inévitablement la question de son évaluation éthique, des critères d’une juste indignation (voir les débats autour du livre de S. Hessel Indignez-vous, 2010). Elle est mentionnée depuis les années 90 dans les travaux de rhétorique et d’analyse du discours qui s’intéressent aux modes de fonctionnement des arguments émotionnés ou des émotions argumentées, et qui la considèrent volontiers comme une émotion- argument (Brinton 1988, Rinn 2008 Amossy 2010, Micheli, Hekmat, Rabatel 2013).
Il nous paraît particulièrement intéressant d’étudier la mise en discours de l’indignation en régime de controverse, ainsi que la manière dont elle s’articule avec les stratégies polémiques1. Elle semble en effet concentrer plusieurs des caractéristiques de la parole polémique, mais peut également avoir sa place dans le genre de la controverse, entendu, à la suite de P. Charaudeau, comme « un genre discursif qui s’inscrit dans une situation de confrontation entre des interlocuteurs qui ont chacun une position à défendre »

Plus que toute autre en effet, l’indignation est une émotion-action : elle vise directement à transformer la vision du monde de l’allocutaire, et/ou à faire agir et en tant que telle, E. Danblon y voit « l’émotion paradigmatique de l’action politique » (Danblon 2005, 177). En outre, plus que toute autre, elle est corrélée au système de valeurs morales auquel elle s’adosse, explicitement ou non – et à ce titre, à l’ethos du locuteur qui la mobilise (et le plus souvent la prend en charge à son propre compte). En d’autres termes, il semble qu’elle soit à la fois spontanée et construite, par nature à la croisée de l’individuel et du collectif : comme telle, elle construit et impose un rapport au monde « engagé », à la fois pathétique et politique.

Plusieurs pistes pourront être explorées – et sans doute se croiser – au cours de cette journée :

1) Si l’on accepte la distinction posée par P. Charaudeau entre polémique et controverse, l’indignation a-t-elle sa place en régime de controverse ? L’une des caractéristiques du régime de controverse est la présence de l’expert : l’expert peut-il s’indigner ? Et si tel était le cas, comment fait-il pour mettre l’indignation en discours argumenté ? Y a-t-il une spécificité de son indignation (par rapport à l’indignation spontanée du discutant) ?

2) Comment l’indignation s’articule-t-elle à des notions rhétoriques voisines, comme le scandale, la révolte, la colère, ou encore à ce qu’E. Danblon appelle « le pathos du sentiment » et « le pathos du ressentiment », voire « le pathos de l’émotion esthétique » (Danblon 2005, 178-181) ?

3) Aristote, Cicéron et Quintilien associent l’indignation à certains moments du discours (en particulier la péroraison), et à certains motifs (Cicéron en compte quinze) et thèmes de prédilection (en particulier la barbarie). Comment met-on en scène les topiques de l’indignation selon les contextes socio-historiquement définis ? Existe-t-il un « style indigné » ? Un moment du discours plus propice à l’indignation (dans un discours, la péroraison, par exemple) Quels sont les liens entre indignation et véhémence, entre indignation et grand style, entre indignation et gravité ? Entre l’indignation et certaines figures de rhétorique comme l’interrogatio ? L’indignation et les structures interrogatives indirectes ?

4) Comment l’indignation permet-elle d’articuler pathos et ethos ? Faut-il se montrer indigné pour indigner ? En quoi l’indignation participe-t-elle de la construction d’ une image persuasive de l’ orateur ? Est-elle toujours en alignement avec l’ethos préalable, apparaît-elle comme une facette de l’éthos discursif ou peut-on parfois observer des effets de décrochage, de surprise ? Plus largement, l’indignation peut-être elle paradoxale ? Comment le locuteur pare-t-il un risque, celui que son indignation ne soit considérée comme illégitime ?

5) Quelles sont les manières de répondre à l’indignation dans le cadre d’une controverse, ou encore de la désamorcer ? Est-il possible et opératoire de mettre en œuvre une indignation dont l’orientation argumentative serait opposée ?

Cette série de questionnements, non limitative, se veut surtout une invitation à croiser diverses approches dans une perspective interdisciplinaire centrée sur les pratiques discursives. Pourront être pris en compte des types et des genres de discours très divers, allant des textes antiques aux discours médiatiques contemporains.

Yana Grinshpun et Anne Régent-Susini, MCF, Université Sorbonne nouvelle, CLESTHIA (EA 7345)
Contacts : grinshpun.yana chez gmail.com ; regentanne chez yahoo.fr

Bibliographie
Ambroise-Rendu, A.-C., Delporte, Ch. (dir.) 2008, L’Indignation. Histoire d’une émotion politique et morale. XIXe-XXe siècles, Paris : Nouveau Monde éditions.
Amossy, R. (2010) L’Argumentation dans le discours, Paris : Armand Colin.
Brinton, A. (1988) “Pathos and the “Appeal to Emotion : an Aristotelian Analysis”, History of Philosophy Quarterly, vol. 5, n°3.
Charaudeau, P. (2017) Le Débat public. Entre controverse et polémique. Paris : Lambert-Lucas.
Danblon, E. (2005) La Fonction persuasive. Anthropologie du discours rhétorique. Origines et actualité, Paris : Armand Colin.
Goyet, F. (1997) Le Sublime du « lieu commun », Paris : Honoré Champion.
Micheli, R., Hekmet, I., Rabatel, A. (2013), Les Émotions argumentées dans les médias, Le Discours et la Langue, n°41.
Micheli, R., Hekmet, I., Rabatel, A. (2013), Les Émotions : des modes de sémiotisation aux fonctions argumentatives, Semen, n°35
Rinn, M. (dir) 2008, Emotions et Discours. L’usage des passions dans la langue. Rennes : PUR.
Plantin, Ch. (2011), Les Bonnes Raisons des émotions. Principes et méthodes pour le discours émotionné. Berne : Peter Lang.

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