Situer la théorie et les pratiques de recherche en études littéraires 1Ce numéro de Fabula-LhT entend proposer un premier aperçu des perspectives qu’ouvrent en études littéraires des pratiques de recherches situées. La notion de situation semble s’être effacée dans la critique littéraire des trente dernières années. Après avoir été centrale dans les discours de Jean-Paul Sartre et de Bertolt Brecht, dans les pensées de Karl Marx, de Karl Jaspers, de Guy Debord ou encore de Pierre Bourdieu, elle a connu une relative éclipse qui s’explique en partie par le déclin du marxisme littéraire1. Si le mot fait retour dans les discours sur la littérature, il paraît aujourd’hui chargé de nouvelles références théoriques et politiques. Du côté de ses usages, d’abord, l’expression « savoirs situés » est mobilisée par les discours militants pour légitimer des formes de savoirs non académiques. En cela, elle croise certains travaux menés depuis une cinquantaine d’années dans de nombreuses disciplines, parmi lesquelles la sociologie, l’anthropologie, la philosophie, l’histoire, les sciences politiques, la biologie. Malgré les travaux pionniers de certains groupes de recherche2, les études littéraires sont restées relativement en retrait sur ces questions. Du côté de sa généalogie théorique, ensuite, la notion de situation s’est considérablement enrichie des réflexions menées dans le cadre des études féministes et postcoloniales. 2Un premier ensemble de travaux, en philosophie et en histoire des sciences, en sociologie et en philosophie politique a été rassemblé par la philosophe américaine Sandra Harding sous le nom de « féminismes du standpoint », du « positionnement » ou du « point de vue » (Feminist standpoint theory). Ce nom fait référence à un article de 1983 de la philosophe et politologue Nancy Hartsock qui défend l’idée d’un privilège épistémique lié aux points de vue minoritaires et théorise une production de connaissances depuis le vécu des femmes. Donna Haraway, dans un article intitulé « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle3 », fait apparaître, quant à elle, que le privilège accordé aux points de vue minoritaires ou minorés résulte lui-même d’une construction de ces points de vue. « [A]pprendre à voir d’en bas, affirme Haraway, requiert au moins autant de savoir-faire avec les corps et le langage, avec les médiations de la vision, que les visions technoscientifiques "les plus élevées"4 ». Elle défend ainsi le privilège de perspectives partielles, mais lucides quant à leur partialité, seules à même de fonder une réelle « objectivité féministe ». 3Un second ensemble de travaux s’est attaché à penser la question du point de vue depuis une perspective postcoloniale et décoloniale. Dans Les Âmes du peuple noir, W. E. B. Du Bois théorise, dès le début du XX e siècle, la notion de « double conscience », caractéristique d’après lui des Africain•e•s-américain•e•s, qui voient le monde et les rapports sociaux selon la logique propre à leur groupe, c’est-à-dire avec les yeux du dominé, mais aussi avec le point de vue des dominants, lequel leur a longtemps été imposé notamment par l’esclavage5. L’ouvrage fondateur d’Edward Saïd, L’Orientalisme, déconstruit quant à lui les stéréotypes moyen-orientaux imposés par le regard européen, situant ainsi un discours qui se refusait à l’être6. Dans le
SITUER LA THÉORIE : PENSÉES DE LA LITTÉRATURE ET SAVOIRS SITUÉS (FÉMINISMES, POSTCOLONIALISMES) Article - Octobre 2021
Marie-Jeanne Zenetti, Flavia Bujor, Marion Coste, Claire Paulian, Heta Rundgren, Aurore Turbiau
Marie-Jeanne Zenetti, Flavia Bujor, Marion Coste, Claire Paulian, Heta Rundgren, Aurore Turbiau, « SITUER LA THÉORIE : PENSÉES DE LA LITTÉRATURE ET SAVOIRS SITUÉS (FÉMINISMES, POSTCOLONIALISMES)
», Fabula-LhT : littérature, histoire, théorie, octobre 2021. ISSN 2100-0689
Résumé