Le voyage entre science, art et littérature. Usages et réappropriations du voyage savant dans la littérature viatique et la photographie (XIXe-XXIe siècles) Colloque

Organisateurs : Sarga Moussa, Liouba Bischoff et Danièle Méaux

Visioconférence
Inscription par mail à la visioconférence : liouba.bischoff chez ens-lyon.fr

Si le voyage de l’âge classique est avant tout parcours de découverte et d’observation, il devient moins pressant de faire l’inventaire du monde dès lors qu’il n’y a plus de terres inconnues et que les disciplines devenues autonomes (les sciences humaines autant que les sciences de la nature) prennent en charge cette dimension épistémique. Il est convenu de considérer que s’opère un recentrement sur la subjectivité du voyageur à partir du début du XIXe siècle, au fur et à mesure que les disciplines scientifiques définissent leur territoire au sein du champ de la connaissance : au XIXe siècle, Georges Cuvier prône une séparation de l’histoire naturelle et de la littérature ; au XXe siècle, c’est au tour des ethnologues de dénoncer l’absence de professionnalisme des voyageurs et des littérateurs. Dans les études viatiques, l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand est devenu l’emblème de l’entrée en littérature du récit de voyage, une mutation majeure qui se caractériserait par le primat du regard personnel et la mise à distance de la dimension informative au profit de l’écriture ; la promenade aurait largement pris le pas sur l’arpentage méticuleux du savant qui collecte les données du réel. Mais il est sans doute possible de relativiser ce grand partage, en interrogeant à la fois la place de la science dans le voyage dit littéraire, et la littérarité du récit de voyage scientifique au-delà du XIXe siècle.

Après le tournant des Lumières, époque où le voyage était conçu comme une véritable enquête de terrain destinée à enrichir divers domaines du savoir, notamment historique et anthropologique, comment se poursuit le dialogue entre voyage et connaissance ? Contre l’idée d’une relégation du savoir, ce colloque voudrait envisager le Voyage, qu’il soit constitué de texte ou d’images, comme le lieu d’un dialogue toujours renouvelé entre science et littérature. Cette imbrication active est revendiquée aussi bien par Humboldt, qui souhaite unir la science et l’esthétique, que par Segalen, qui refuse « de séparer, au pied du mont, le poète de l’alpiniste, et, sur le fleuve, l’écrivain du marinier, et, sur la plaine, le peintre et l’arpenteur ou le pèlerin du topographe » (Équipée, 1929). Les pratiques de collecte et d’arpentage resurgissent avec force depuis la fin du XXe siècle, à la faveur d’échanges multiples avec les sciences humaines et les sciences naturelles, l’exploration des écrivains et des artistes se plaçant volontiers sous le signe de l’enquête. Les études portant sur les relations entre voyage et connaissance géographique, ou entre voyage et savoir anthropologique, ont souvent été conduites, pour la période qui nous concerne (XIXe-XXIe siècles), de façon séparée. Mais c’est de manière conjointe que l’on se propose ici d’envisager les rapports entre démarches littéraires et expéditions scientifiques, dans leurs façons d’interroger le monde : comment les écrivains voyageurs se réapproprient-ils la faculté de dire l’espace, d’étudier des cultures ou d’explorer les richesses naturelles de la planète ?

Ce rapprochement de l’art et de la quête de savoirs prend également une forme majeure dans le domaine de la photographie, qui est utilisée dès son avènement au cours des missions scientifiques des archéologues, des précurseurs de l’ethnologie, des géologues ou des botanistes. Aux dires de ceux-ci, le médium est en particulier appréciable pour la manière dont il fixe précisément les apparences, de manière à ce qu’elles puissent être réexaminées plus tard. Alors qu’une saisie par le dessin ne retient que ce qui est accessible à la perception ‒ et donc à l’intellection ‒ du voyageur, la prise de vue est capable d’enregistrer des éléments dont l’opérateur n’est pas nécessairement conscient, mais qu’il découvrira ensuite au sein des images, lorsque des progrès lui auront permis d’y être sensible. Au dix-neuvième siècle, les chercheurs qui voyagent multiplient souvent les prises de vue afin de les combiner en albums ou en typologies ‒ les modalités de mises en série répondant à des présupposés méthodologiques et trahissant des imaginaires scientifiques. Les procédures de collecte et d’organisation révèlent aussi, dans bien des cas, des logiques de maîtrise et de domination.

Aujourd’hui (particulièrement depuis le dernier quart du vingtième siècle), des photographes ou des artistes reviennent sur ces usages qu’ils reprennent pour partie, tout en s’en distinguant. La réplique ou l’emprunt de certaines manières de faire signent une volonté de renouer avec une soif de connaître le monde qui fut celle de leurs prédécesseurs. Mais les enquêtes menées font souvent fi des cloisonnements disciplinaires et remettent en question un certain nombre des présupposés qui semblent souvent régir la recherche scientifique : elles contestent ainsi par exemple la possibilité de l’objectivité ou de l’exhaustivité, l’ambition de contrôle de la démarche, le surplomb lié à une position institutionnelle… Reprenant un appétit de connaissance du monde qui fut celui des premiers scientifiques recourant à l’image argentique, ces enquêtes l’intègrent dans des démarches plus libres, voire parfois fantaisistes, afin d’en faire les véhicules de questionnements épistémologiques.

Loin du positivisme conquérant, les savoirs mis en jeu dans les Voyages d’écrivains et artistes contemporains témoignent plutôt de leurs doutes, mais aussi de leur propre relativité, née de la confrontation des cultures à laquelle a conduit la colonisation, puis la décolonisation. Loin de se contenter de l’amer constat d’un nivellement généralisé qu’aurait engendré la dernière phase de mondialisation, les voyageurs d’aujourd’hui, écrivains ou artistes, veulent comprendre le monde dans ses différences, dans sa multiplicité, dans sa plurivocité. Certaines disciplines scientifiques peuvent les y aider – moins dans une perspective dominatrice ou essentialisante, comme cela a pu être le cas naguère, qu’avec le souci de témoigner de l’extrême fragilité de l’homme et de son propre environnement, pensé désormais comme la Terre.

Ce colloque international accueillera des chercheurs d’horizons disciplinaires variés, afin de questionner les manières dont le Voyage (qu’il soit fait de mots ou d’images) croise une volonté d’investigation et d’inventaire du monde, sise sur l’expérience et œuvrant à un décloisonnement des disciplines.

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