Hors frontières Écritures du déplacement dans une perspective mondiale

Organisateurs : Chloé Chaudet, Sarga Moussa, Muriel Détrie et Claudine Le Blanc (CERC, Sorbonne Nouvelle)

Hors frontières.
Écritures du déplacement dans une perspective mondiale

Séminaire de recherche CERC-THALIM, Univ. Sorbonne Nouvelle-Paris 3
Organisateurs : Chloé Chaudet, Muriel Détrie, Claudine Le Blanc, Sarga Moussa

Les voyageurs ont souvent été accusés, depuis Orientalism (1978) d’Edward Said, de reproduire une même vision stéréotypée et ethnocentrique de l’ailleurs extra-européen. Mais le même Said a aussi montré, notamment dans son autobiographie au titre significatif Out of Place (1999), qu’un déplacement géographique peut entraîner une modification du cadre épistémologique de départ. En multipliant les écrits nés de déplacement qui ne peuvent être simplement assimilés aux relations d’un itinéraire du familier à l’étranger, destinées principalement à un public de compatriotes, la littérature contemporaine ne se contente pas de bousculer les codes de la tradition viatique : mettant en cause les oppositions traditionnelles entre l’ici et l’ailleurs, voire l’idée même des frontières (nationales ou autres) et des identités (ethniques, religieuses, linguistiques…), elle invite à penser un cadre plus vaste, qu’on appellera littérature du déplacement, dont le récit de voyage serait, sous certaines conditions, un cas de figure.

Si le voyage est bien un déplacement, celui-ci suppose dans la plupart des cas un retour, même éloigné dans le temps, et maintient une définition de soi par le lieu d’origine. En revanche, le déplacement, au sens où nous l’entendons ici, suggère non seulement un changement durable de place, mais aussi un changement d’activité ou de fonction, voire de forme de pensée, bref un bouleversement de l’existence et de l’identité pouvant aller, tels les propos dits « déplacés », jusqu’à la rupture d’une conformité, et l’invention de nouvelles représentations. Parfois voulu, mais parfois subi, dans le cas des personnes « déplacées », souvent dans un entre-deux, le déplacement, qu’il s’agisse d’expatriation, de migration, de diaspora ou encore de voyages accomplis à partir d’une première défamiliarisation, tel le Schwager in Bordeaux/Voyage à Bordeaux (2008) de Yoko Tawada, écrivaine japonaise installée en Allemagne et auteure d’une œuvre bilingue, entraîne une reconfiguration du monde et de soi.

On trouve déjà des exemples de ce brouillage des frontières dans le récit de voyage romantique (pensons à la formule quasi anagrammatique de Nerval dans son Voyage en Orient : « Constance est une petite Constantinople »), mais le déplacement tel que défini ici prend sans doute une importance accrue à l’époque contemporaine où il devient un phénomène mondial et pluridirectionnel. L’objectif du séminaire est donc double. On entreprendra d’une part de ressaisir le récit de voyage dans le cadre plus général d’un déplacement conçu comme un phénomène spatial et conceptuel, en prenant appui notamment sur les travaux qui, depuis Voyageurs et écrivains égyptiens en France au XIXe siècle (Paris, Didier, 1970) d’Anouar Louca, élève du comparatiste Jean-Marie Carré, mettent en lumière les récits de voyageurs extra-européens (voir par exemple Claudine Le Blanc et Jacques Weber dir., L’Ailleurs de l’autre. Récits de voyageurs extra-européens, Rennes, PUR, 2009, ainsi que les actes du colloque Voyager d’Égypte vers l’Europe et inversement. Parcours croisé (1830-1950), qui doivent paraître prochainement chez Classiques Garnier, sous la direction de Randa Sabry). Tous les témoignages de déplacements, y compris hors du champ littéraire européen, comme les récits de voyageurs swahili mis en lumière par Nathalie Carré (De la côte aux confins. Récits de voyageurs swahili, Paris, CNRS Éditions, 2015) ou les récits faits par des oulémas persans de leur voyage en Inde au XIXe siècle étudiés par Denis Herrmann, sont dans cette perspective bienvenus.

Mais il s’agit aussi d’être sensible à ce qui, dans ces corpus qui restent à définir, déplace les lignes d’analyse et invite à considérer l’ensemble des productions littéraires, qu’elles soient référentielles ou fictionnelles, dans leur relation avec le déplacement. Dans quelle mesure peut-on penser dans ce cadre les littératures issues de grands mouvements migratoires et qui, sous le nom de « littératures migrantes », ont fait l’objet de travaux de spécialistes, tels ceux de l’africaniste Catherine Mazauric (Mobilités d’Afrique en Europe, Paris, Karthala, 2012), mais aussi de comparatistes (citons la thèse de Julia Farrah-Foreste, Littératures migrantes du nouveau monde : exils, écritures, énigmes chez Ying Chen, Dany Laferrière et Wajdi Mouawad, 2015, ou l’ouvrage dirigé par Alexis Nouss, Crystel Pinçonnat et Fridrun Rinner, Littératures migrantes et traduction, Presses de l’Université Aix-Marseille, 2017, ainsi que les travaux du groupe de recherche international « Trans-Culture. Migration and Literature in Contemporary Europe » piloté par Fridrun Rinner et Franca Sinopoli) ?

Plus généralement, il conviendra de se demander dans quelle mesure le déplacement peut être conçu comme un élément de la poétique d’une littérature de plus en plus mondialisée. Loin d’être seulement l’expérience relatée par une écriture, le déplacement peut souvent être identifié en tant qu’opérateur de décalage, comme un instrument de critique idéologique quand il s’agit de tendre un miroir à sa société d’origine aussi bien qu’à celle du pays d’arrivée, selon le modèle fictionnel des Lettres persanes repris par nombre de récits contemporains comme Le Ventre de l’Atlantique (2003) de la Franco-Sénégalaise Fatou Diome. Mais le déplacement peut aussi, plus radicalement, définir une mise en état d’indétermination de l’écriture. La littérature francophone, avec des auteurs comme Glissant, Condé, Maalouf, Mabanckou, a produit des textes qu’il n’est pas possible de comprendre sans tenir compte de leur dimension tout à la fois pluriculturelle et transaréale (voir Ottmar Ette, TransArea. Eine literarische Globalisierungsgeschichte, Berlin, De Gruyter, 2012 ; trad. angl. 2016 ; trad. fr. en préparation par Chloé Chaudet, TransArea. Une histoire littéraire de la mondialisation). Travailler sur des auteurs qui ont émigré, qui ont dû parfois écrire dans une langue autre que leur langue maternelle pour être publiés, c’est en effet aborder les questions de l’entre-deux, de l’hybridité culturelle, de l’incertitude identitaire du texte autant que de l’auteur. Ni simples récits de voyage, ni littérature d’exil, les écrits d’un voyageur comme Chiang Yee (1903-1977), Chinois parti étudier en Angleterre avant de s’installer aux États-Unis, brouillent les repères usuels : écrite en anglais, la série The Silent Traveller inaugurée en 1937 par A Chinese Artist in Lakeland est sertie de poèmes en chinois et de peintures à l’encre. Ces textes hybrides, qui proposent un regard pour une part étranger sur du plus ou moins familier, mettent en question chez l’écrivain comme chez son lecteur aussi bien la notion d’appartenance que celle de déracinement. L’arrivée, le retour deviennent énigmatiques, pour paraphraser V.S. Naipaul (The Enigma of Arrival, 1987), auquel fait écho Dany Laferrière (L’Énigme du retour, 2009).
En retenant la notion de déplacement au sémantisme riche, ce séminaire interdisciplinaire a ainsi pour ambition de faire dialoguer littéraires, comparatistes, linguistes, mais aussi historiens, géographes, spécialistes du récit de voyage et des migration studies, pour contribuer à l’étude de littératures à la fois surexposées et méconnues qui façonnent puissamment le visage géopolitique de la littérature contemporaine.
Le séminaire se tiendra au Centre Censier de la Sorbonne Nouvelle, 13 rue de Santeuil, Paris 5e, salle 414) durant les années universitaires 2018-2019 et 2019-2020, avec une périodicité d’une rencontre par mois en moyenne, le vendredi de 14h00 à 16h00, la première séance étant programmée pour le 5 octobre 2018. Il proposera des interventions de chercheurs français et étrangers invités en raison de leurs travaux sur le sujet, mais il accueillera aussi des chercheurs (enseignants-chercheurs en poste ou doctorants et post-doctorants) qui travaillent actuellement sur les questions que nous envisageons d’aborder. Toutes les propositions de collaborations sont donc les bienvenues. Un carnet de recherche sur hypotheses.org est mis en ligne à l’occasion de ce séminaire.

Deux journées d’études concluent le séminaire : le vendredi 7 février 2020 à la Maison de la recherche de Paris 3 et le vendredi 25 septembre 2020 en Sorbonne salle Max Milner.

Chloé Chaudet (Univ. Sorbonne Nouvelle-Paris 3, THALIM), chloe_chaudet chez yahoo.fr
Muriel Détrie (Univ. Sorbonne Nouvelle-Paris 3, CERC), muriel.detrie chez wanadoo.fr
Claudine Le Blanc (Univ. Sorbonne Nouvelle-Paris 3, CERC), claudineleblanc chez sfr.fr
Sarga Moussa (CNRS/THALIM), smoussa chez free.fr

https://horsfrontieres.hypotheses.org/

Séances du séminaire

Séance(s) passée(s)

Actualités